Lettre VI

Réponse de la Vicomtesse

Dans tout nos disputes vous avez toujours fini par avoir raison, & moi par avouer mes torts; je vois que nous conserverons cette habitude; oui, ma chère amie, vous avez encore raison, mais au fond seulement, car je trouve quelque irrégularité dans la forme, voilà pour le moment tout ce que je puis vous accorder, cependant je ne répondrais pas que ce fût-là mon dernier mot. Vous avez agi d'après votre caractère, d'après vos réflexions, quand votre plan ne serait pas aussi bon que je le suppose, il est certain que vous êtes conséquente (mérite bien rare aujourd'hui) ainsi il ne m'est plus possible de désapprouvez votre conduite. Rien n'est plus rassemblant que le portrait que vous faites de vous-même, en le lisant je m' écriais à chaque mot: cela est vrai; & puis je me disais, mais comment puis-je aimer autant une personne qui a si peu de rapport avec moi! En effet, expliquez-moi cela, vous qui savez tant de chose; il faut apparemment que l'amitié ait ces caprices comme l'amour. Tout ce que vous me dites au sujet de madame d'Ostalis, m'a vivement frappée, je pense bien sincèrement qu' il n'a point de mère qui ne dût être orgueilleuse de l'avoir pour une fille; cependant je comprends qu'a dispositions égales, Adèle doit la surpasser encore; cela est pourtant triste pour toutes les filles aînées, puisqu'enfin les cadettes seules doivent être parfaitement élevées. Comment donc remédier à cet inconvénient? Il en est peut-être, & vous devriez bien vous occuper de le trouver; pensez-y, je vous en prie. J'ai trente-un ans aujourd'hui, & une fille dans sa quinzième année; il est temps de renoncer à une partie de choses frivoles qui m'ont occupée jusqu'ici, & trop tard peut-être pour réparer les fautes que j'ai pu commettre dans l'éducation de Flore; mais sa sœur n'a que cinq ans, faites-moi part de votre plan pour Adèle, je le suivrai avec Constance, autant qu'il me sera possible dans mon position; j'ai le désir le plus sincère de la rendre la digne d'être un jour votre belle fille; instruisez-moi, guidez-moi, ma chère amie, il me sera doux de vous devoir de nouvelles vertus, et par conséquent une nouvelle source de bonheur; vous m'avez vue bien légère, bien étourdie, mais je vous assure que mes défauts viennent moins de mon caractère, que dans l'éducation négligée que j'ai reçue. Quand j'entrai dans le monde, je sortais du Couvent, & l'on n'en sort qu'avec une seule idée dans la tête, celle de livrer entièrement à tout ce qui peut amuser, & de dédommager d'un long & pénible esclavage. On me dit, pour toute instruction, qu'il fallait apprendre à se mettre avec goût, & le bien danser; je ne manquai pas un bal, à la fin de l'hiver j'eus une fluxion de poitrine dont je pensai mourir; et le mémoire de ma marchande de modes, se montaità quinze mille francs. Vous voyez que j'avais de la docilité, et qu'on ne pouvait guère mieux profiter des conseils que j'avais reçus. Cependant, je puis vous assurer, avec vérité, que la dissipation ne m'a jamais charmée qu'en spéculation; et que j'ai toujours rapporté, des plaisirs brillants& tumultueux, une lassitude et un dégoût qui devaient me prouver qu'ils n'étaient pas faits pour moi, du moins autant que le l'imaginais. Mais je me laissais entraîner de nouveau par habitude, par complaisance & c'est ainsi que j'ai passé ma vie a me livrer au monde sans l'aimer, et a faire des folies de sang-froid. Que me reste-t-il de tout cela? Pas un souvenir véritablement agréable, une santé délabrée, & des regrets superflus_____On parle beaucoup de ma gaieté; je crois, moi, qu'elle est factice, malgré le naturel dont on me loue; vous qui paraissez assez sérieuse, vous êtes au fond, plus gaie que moi; je ne vous vis jamais une seule idée noire; vous ne savez ce que c'est: pour moi l'en suis poursuivie; tout-à coup la pensée la plus sombre vient s'offrir à mon imagination, presque toujours à propos de rien, & souvent au moment même ou je fais une plaisanterie. Par exemple, dans cet instant je me trouve si triste & si maussade, que je ne veux pas prolonger cette lettre davantage. Adieu, ma chère amie, envoyez moi donc la description de votre Château, & tous les détails que vous m'avez promis. J'ai reçue hier une lettre de mon frère, il parait charmé de son jeune prince, & se félicite tous les jours d'avoir entrepris cette éducation. Il y a, sans doute, beaucoup de gloire à bien élever un prince fait pour régner; mais elle aura conté plus cher à mon frère, car c'est un sacrifice que celui de s'expatrier pour douze ans. Il me charge de vous dire que le parti que vous avez pris ajoute encore à la profonde estime & l'attachement que vous lui aviez inspirés, et qu'il écrira au Baron, pour lui témoigner lui-même l'admiration donc il est pénétré pour vous deux. Il est certain que vous donner un grand exemple, plus utiles; car s'il est difficile de ne pas vous louer, il est encore plus de vous imiter.