Lettre VII

Réponse de la Baronne à la Vicomtesse

Vous me demandez tant de chose, qu'il n'est pas possible qu'une seule lettre puisse vous satisfaire sur tout se que vous désirez savoir; mais puisque vous aimez les détails, soyez sure que je ne vous les épargnerai pas. Il m'est si doux de vous rendre compte de tout ce qui m'occupe, & d'être instruite de tout ce qui vous intéresse! Est-il si nécessaire de voir pour s'aimer et pour le prouver? L'amitié, ce sentiment pur et désintéresse, se nourrit et se fortifie par l'absence, dont les privations ne peuvent servir qu'a faire mieux connoître sa force et sa vérité; le plaisir de s'écrie, ce commerce délicieux de deux âmes unies par l'estime & la confiance, est peut-être une de ses plus doux charmes. Alors, n'existent plus toutes ces froides convenançes de société qui rapprochent sans réunir; on n'est plus enchaîné que par le choix de l'esprit & du coeur; cette intelligence, cette correspondance intime des pensées, est une jouissance toujours aussi nouvelle que intéressante. D'ailleurs, on trouve encore les défauts de caractère, l'humeur, l'inégalité disparroisant; on ne vois dans les Lettres de son amie que son esprit, sa tendresse & ses vertus; & nulle dispute ne peut s'élever, & nulle contrariété ne peut refroidir. Mais ce n'est pas le détail de mes sentimens que vous m'avez demandez, c'est celui de mon plan d'Éducation. Ce ne sera ni dans une Lettre, ni dans l'espace de trois mois que je pourrai vous le faire connoître dans toute son étendue; car ce n'est qu'en vous citant des exemples, qu'il me sera possible de vous développer la plupart de mes idées; et l'histoire d'Adele, pourra seule vous instruire parfaitement de mon système & de mes opinions. Ainsi, voyez, ma chère amie, si vous aurez le courage de supporter l'ennui de récits minutieux qui ne vous apprendront que; les actions d'un enfant de six ans, ses occupations, ses progrès, ses fautes, ses questions & nos conversations. Je dois d'abord vous parler des personnes que nous avons amenées avec nous: je commencerai par Miss Bridget que vous connoissez, & dont vous êtes tant moquée, ainsi que tout le monde, quand je la fis venir d'Angleterre pour apprendre l'Anglois à mon fille qui avoit six mois. Je n'ai point oublié toutes les bonnes plaisanteries que vous fîtes alors & sur elle & sur moi, & sur la stupidité de donner une maîtresse à un enfant au maillot; j'eus beau vous répéter que cette manière d'enseigner aux enfants les Langues vivantes, est universellement établie en Europe, excepté en France; rien ne peut arrêter le cours de vos inépuisables moqueries sur ce sujet; il est vrai que j'ai tort de vous le reprocher, car assurément vous m'en avez bien dédommagée par l'étonnement & l'admiration profonde que vous causèrent les premiers mots Anglois prononcés par Adèle et Théodore, qui enfin aujourd'hui, toujours à votre grande surprise, parle aussi facilement cette Langue que le François. Miss Bridget restera donc avec moi tout le temps de de l'Éducation; quoiqu'elle vœux ne puisez la souffrir, quoiqu'elle ait une taille un peu longue & l'habitude de quarante-cinq ans de porter des corps bien baleinés, elle me sera toujours très utile, car elle a beaucoup de bon sens, un caractère très-sur & un parfait connoissance de la Littérature Anglois. Dainville, un jeune homme dont vous avez vue, je crois, quelques petits tableaux, est aussi avec nous; il est Italien, dessiné parfaitement bien, & vous le trouveriez d'ailleurs plus aimable que Miss Bridget, car il a réellement de l'esprit & autant la gaieté que de naturel. A l'égard des nos domestiques, comme le nombre que nous en avions à Paris, nous seroit fort incommode ici, nous avons congédie tous les nouveaux, & nous avons gardé que ceux dont nous étions surs. Vous pensez bien que Mademoiselle Blondin a voulu me suivre; mais Lucile étoit de trop bon air pour en avoir seulement la pensée; j'ai pris à sa place une jeune personne qui brode à merveille, & qui fait faire d'ailleurs tous les ouvrages imaginables, car je veux qu'Adele soit adroite, & que les talens & l'instruction ne lui faissent pas dédaigner un genre d'occupation si agréable. Vous savez qu'à Paris Miss Bridget mangeoit dans sa chambre; mais ici, comme nous sommes qu'en famille, elle mange avec nous ainsi que Dainville; vous connoissez sa fierté, & vous imaginez bien que cette circonstance lui fait chérir La Languedoc, aussi vante-t-elle sans cesse les charmes de la campagne, & le bonheur qu'on trouve dans la solitude. Maintenant, ma chère amie, que vous conoissez notre intérieur, je vais vous rendre compte, à peu près, de l'emploi des me journées. Je me lève à sept heures; ma toilette, le déjeuner, les soins de ménage, tout cela me conduit à neuf; alors je vais à la Chapelle entendre la Messe; ensuite, si le temps le permet, nous nous promenons jusqu'à onze heures; je rentre dans ma chambre avec Adele, le la fais lire, & répéter par coeur de petits contes faits pour elle, & puis nous causons jusqu'à midi, l'instant où tout le monde se rassemble pour dîner; en sortant de table on va dans les jardins passer une heure, ou l'on reste dans le sallon à s'amuser, tantôt à regarder les cartes de géographie, des dessins, tantôt à faire de la musique, & quelquefois à causer. A deux heures, chacun rentre a sa chambre, moi, toujours avec Adele, qui ne me quitte jamais que pour aller se promener, j'écria jusqu'à quatre heures sans interruption. Adele allant et venant, ou jouant auprès de mon bureau. A cinq heures, Dainville m'amene mon fils qui vient prendre, avec sa soeur, un leçon de dessin d'une heure; pendant se temps j'écris toujours; on m'apporte les yeux, les nez, & les profils qu'on a faits, j blâme ou j'approuve, & Théodore va rejoindre sa père. Alors je m'occupe encore d'Adele, nous comptons avec les jetons et nous faisons la conversation jusqu'à sept heures; ensuite je joue de la harpe ou de clavecin jusqu'à hiut & demie, que nous soupons; à neuf heures, les enfans vont se coucher, nous parlons d'eux quelquesfois jusqu'à dix, je rentre chez moi, je lis une heure à peu près, & je me mets dans mon lit fort satisfaite de l'emploi de mon temps; je puis me dire: "voila une journée passée, mais elle n'est pas perdue!" Je m'endors en pensant à mes enfans, je ne vois qu'eux dans mes songes, & je me réveille avec le desir de leur consacrer enore les soins si doux. Dans ma premiere Lettre, ma chere amie, je vous donnerai les auttres détails que vous m'avez demandés, mais it est temps de terminer celle-ci. Adieu, parlez-moi aussi de vos filles; êtes-vous plus contente de Flore? Mon aimable Constance, est-elle toujours aussi douce, aussi sensible? Ah! cultivez son charmant naturel; vous avez tant d'esprit; elle vous est si chere, qu'il vous sera bien facile de l'élever aussi parfaitement que je le desire, s'il est vrai, comme je n'en doute pas, que vous ayez pris la resolution de rester d'avantage chez vous. Allez moins souvent aux spectacles, renoncer au bal d l'opéra, ne vous coucher pas si tard, & vous serez la meilleure comme la plus tendre des meres.