Lettre V

Réponse de la Baronne à la Vicomtesse, ce 22 Février

Que j'ai d'obligation à cette idée noire qui m'a valu quatre lignes si aimables si tendres! A présent que vous m'avez pardonné avec tant de grâce & de générosité, mais je me trouve moins sure de n'avoir point des torts avec vous; mais enfin, écoutez tout ce qui peut servir à me justifier. Je ne jamais aimé le monde, vous savez avec quelle passion j'ai désiré des enfant, & combien toute ma vie je suis occupée de tout ce qui pouvait avoir quelque rapport à l'éducation. Mariée à seize ans, et n'étant pas encore mère à vingt-un, je pensai qui je ne jouirais peut-être jamais de ce bonheur que j'avais si vivement souhaité, et pour m'en dédommager autant qu'il m'étais possible, j'ai adoptai, pour ainsi dire, Madame d'Ostalis; elle avait dix ans, un heureux naturel; je l'élevai avec tout le soin dont j'étais capable alors. Tout le monde applaudit à cette éducation; mon élève à quinze ans, était citée comme la jeune personne la plus distinguée par ces talents, son instruction & son caractère; je sentis seule qu'avec les lumières que j'avais acquise, je pourrais faire encore beaucoup mieux. J. J. Rousseau dit: "On voudrait que le Gouverneur eût déjà fait un éducation, c'est trop, un même homme n'en peut faire qu'une." L'expérience m'a prouvé que Rousseau combat une opinion très bien fondée; l'étude la plus approfondie du cœur humain, tous les talents réunis ne pourraient tenir lieue d'un mérite qui parait frivole, mais qui cependant est absolument nécessaire dans un instituteur: celui d'avoir longtemps étudié les enfant& de les connaître parfaitement, & cette connaissance ne peut s'acquérir qu'un les élevant. Je ne fis cette découverte qu'avec beaucoup de chagrin, & elle augmenta le désir extrême qui j'avais toujours éprouvé d'avoir des enfant, sûre que j'étais en état de leur consacrer des soins véritablement utiles; je ne pouvoir me consoler d'être privée d'un bonheur si doux: le Ciel enfin exauça mes vœux, la naissance de Théodore, et celle de Adèle, un ans après, me rendirent la plus heureuse personne de la terre. J'avais déjà commencé & fini quelques Ouvrages relatifs à l'Éducation. J'y travaillai de nouveau avec une ardeur qui finit par altérer ma santé; je sentis des lors que je ne pourrais suivre mon plan dans toute son étendue, qu'en rompant une partie des liens de société auxquels nous asservit l'usage, je vis enfin qu'il fallait ou quitter le monde entièrement, ou renoncer aux projets les plus chers à mon cœur M. d'Almane pansait comme moi, nous expliquâmes & il me déclara qu'il était décidé à quitter Paris, lorsque Théodore aurait atteint sa septième année. Mais quelle retraite choisirons-nous? Voulant donner à nos enfant le goût des plaisirs simples, voulant les éloigner de tout ce qui peut leur inspirer celui du faste et de la magnificence, irons-nous habiter une terre qui n'est que six lieues de Paris? Sera il possible de n'y pas recevoir de fréquentes visites? Adèle & Théodore n'y entendront-ils pas, chaque jour, parler de l'Opéra, de la Pièce nouvelle; & pourrait-on les empêcher de regretter vivement un séjour où l'on s'amuse tant, & dont on conte de si belles choses? Le résultat de ces réflexions & de beaucoup d'autres, fut qu'on ne peut trouver véritablement la compagne & la liberté qu'au fond d'une Province, & c'est ainsi que nous décidâmes pour la terre en Languedoc. Dès ce moment, M d'Almane commença à en faire arranger le Château suivant ses vue; si vous êtes curieuse de savoir de quelle manière je vous enverrai une description détaillée dans ma première Lettre. A présent, ma chère amie, mettez vous un moment à ma place; jugez-moi, non d'après vous, faite pour la société, & pour vivre & plaire dans le grande monde que vous avez toujours aimé; mais représentes-vous bien ce que vous m'avez vu constamment être dans tous les temps, aimant l'étude & l'occupation, ne pouvant supporter la contrainte quand elle manque d'un but raisonnable, paresseuse au dernier excès pour toutes les petites choses, & n'ayant d'activité que pour celles que je crois utiles, ne concevant pas comment on peut désirer le plaire aux gens qu'on n'aime point, détestant les grands soupers, la parure & le jeu; enfin, attendant de mes enfant toute la félicité de ma vie, n'ai-je pas pris le parti qui convenait le mieux à mon caractère, & d'après mes goût & ma façon de penser, pouvez-vous m'accuser d'inconséquence, & de bizarrerie? Mes enfant, il est vrai, comme vous le remarquez, n'auront point des Maîtres en Languedoc; mais M. d'Almane & moi, sommes fort en état d'y suppléer, surtout dans leur première enfance: j'ai d'ailleurs avec moi deux personnes remplies de talent, & qui ne me quitteront pas lorsque l'éducation sera totalement finie: dans quatre ans j'irai passer tous les hivers à Paris, & j'y donnerai à mes enfant les Maîtres que vous jugerons nécessaires alors pour achever de les perfectionner. A présent, ma chère Amie, convenez que si je vous eusse communiqué ce projet il y a deux ans, vous m'auriez su très mauvaise gré de vous faire part que d'un parti décidément pris; la résolution de M. d'Almane était inébranlable en vous confiant notre dessein, nous avons exposions à des contradictions des discussions qui n'auraient pu servir qu'a nous aigrir, & peut-être à nous refroidir mutuellement. Voilà, ma chère Amie, une partie de notre justification, quand vous connaîtrez le plan d'éducation que nous avons formé, vous comprendrez encore mieux combien il était indispensable de nous éloigner de Paris. Que le monde me censure & me blâme, le témoignage de ma conscience me consolera facilement de cette injustice, pourvu que je puisse obtenir le suffrage de mon Amie. La personne qui se sacrifie à ses devoirs peut-être sûre que le Public dénaturera les motifs qui rendent son action louable, & qu'il trouvera des causes imaginaires qui on ôteront tout la mérite; cette injustice n'est pas toujours un calcul de l'envie, et fut souvent commise de bonne-foi; en effet, le commun des hommes, c'est-à-dire, le grand nombre, ne doit pas croire à la vérité de ce qui lui parait à peine possible; & dans ce cas, son incrédulité est plus flatteuse que ne pourrait l'être son approbation. Enfin, ma chère Amie, si vous approuvez ma conduite, & si vous m'aimez toujours, je serai satisfaite & parfaitement heureuse.