Lettre Première

Le Baron d'Almane au Vicomte de Limours,
ce 2 Février, à trois heures du matin.

Quand vous recevrez ce billet, mon cher Vicomte, je sera déjà à vingt lieues de Paris. Je pars dans l'instant avec ma femme & mes deux enfants, et je pars pour quatre ans. Je n'ai eu ni la force de vous détailler moi-même mes projets, ni celle de vous dire adieu; & craignant les oppositions & les instances de votre amitié, je vous ai soigneusement caché mon secret & mes desseins. Le parti que je prend aujourd'hui, après une longue & mûre réflexion, n'est que le résultat de cette tendresse si vive que vous me connaissez pour mes enfant, j'attends d'eux le bonheur de ma vie, et je me consacré entièrement à leur éducation. J'aurai l'air peut-être, aux yeux de monde, de faire un sacrifice éclatant & pénible; on m'accusera aussi sans doute de singularité & de bizarrerie, & je ne suis que conséquent. Je ne puis dans cette lettre vous développer toutes mes idées, elles on trop d'abondance & d'étendue; quand je serai arrivé à Beziers je vous écrirai avec le détail que vous êtes en droit d'attendre de ma confiance et de ma tendre amitié. Soyez bien sûr, mon cher Vicomte, que je ne perdrai point de vue le projet si doux que nous avons formé, & qui doit referez encore les nœuds qui nous unissent. En dérobant l'enfance de mon fils aux exemples du vice, en devenant son gouverneur & son ami, n'est-ce se pas travailler pour vous ainsi que pour moi, puisque la vertu seul peut le rendre digne du bonheur que vous lui dessinez. Adieu, mon cher Vicomte, donnez-moi de vos nouvelles, ne vous presser point de me juger, & surtout ne me condamnez pas avant de connaître toutes les raisons qui peuvent motiver ma conduite.

Ma femme écrit à la vôtre une longue lettre, mais comme elle connaît la Vicomtesse, elle craint sa vivacité, & vous demandez en grâce d'en modérer les effets autant qu'il vous sera possible; nous ne redoutons que la première réponse, car nous sommes bien sûrs que les réflexions & le temps peuvent nous justifier.