Lettre
XI
réponse
de la Baronne
M. de Merville, vous inspirer le mouvement de coquetterie le plus vif
que vous ayez jamais éprouvé! Cela peut en effet paraître
surprenant. Vous me demandez toujours les raisons de tous vos caprices,
c’est me donner, ma chère Amie, un peu d’occupation;
mais puisque vous l'exigez, voici les réflexions que votre aventure
m'a fait faire.
Je crois qu’il y a une époque très-dangereuse pour
les femmes qui ne sont pas entièrement exemptes de coquetterie;
c’est l’instant, où toujours belle, mais n’ayant
plus ni l'éclat, ni la fraîcheur de la jeunesse, elles ont
cessé d'être citées pour la figure, & ne produisent
plus d'effet marqué.
Enfin le moment où l'on dit d'une femme: elle est encore bien jolie!
cette encore gâte bien l'éloge. Il commence à votre
âge & finit à trente-cinq ou trente-six ans; car alors
on n'est plus regardé, & souvent même ce malheur arrive
beaucoup plutôt.
Il me paraît donc assez naturel qu'une femme de trente ans, qui
n'est plus suivie de la foule empressée dont elle était
environnée quelques années auparavant, attache un plus grand
prix aux hommages dont elle est encore l'objet; jadis elle trouvait tout
simple qu'on fût amoureux d'elle, maintenant elle en est presque
reconnaissante; elle fait que ce n'est plus par air qu'elle est recherchée;
cet empire brillant qui lui donnait la mode, est anéanti sans retour;
c’est une Reine détrônée qui n'a plus de courtisans,
& qui n'en est que plus touchée des sentiments qu'on lui témoigne;
elle a renoncé à la gloire de tourner vingt têtes
à la fois, mais il lui reste l'espoir d'inspirer encore une passion
violente; elle ne manquera pas de supposer cette passion au premier homme
qui s'avisera de paraître très occupé d'elle. Quel
que soit cet amant, il flattera plus son amour-propre que tous ceux de
sa jeunesse. Combien le rend précieux l'idée fâcheuse
qu'il est peut-être le dernier qu'on enchaînera! Quels ménagements
on lui doit! C’est alors que la coquetterie met en oeuvre tout ce
qu 'elle a d'artifice et d'adresse; c’est alors qu'on ne saurait
s'empêcher de vouloir jouir de son triomphe, et qu'on brûle
de l'étaler à tous les yeux; est c’est alors enfin,
que cet amant, s'il n'est pas un imbécile, peut, sans être
aimé, ravir à cette femme & sa réputation, &
tout le repos de sa vie. Ce tableau offre à plus près l'histoire
de Madame ****, qui nous avons vu si jolie, si à la mode, si dédaigneuse
pour les amants qu 'elle avoir l'art d'attirer sans paraître s'en
soucier, & qui, ayant conservé long-temps une assez bonne réputation
pour une coquette, la perdit tout-à-coup à trente deux ans,
pour l'homme du monde qui pourvoit le moins justifier un semblable égarement.
Voilà, ma chère amie, une partie de mes idées sur
ce sujet; comme je ne parle point par expérience; je puis me tromper;
jugez-en, vous êtes si bien en état de décider si
mes conjectures sont vraies ou fausse, que je m'en rapporte entièrement
à vous. Je ne suis pas surprise que vous ayez éprouvé
mille fois plus de satisfaction à rendre M. de Merville à
cette pauvre Madame de C***, que vous n' en aviez trouvé à
le lui enlever; les jouissances de l'amour-propre, aussi passagères
que vaines, ne sauraient laisser de profondes traces; elles ne produites
que par l'imagination, dont tout le feu s'éteint, si l'attraite
de la nouveauté ne la rallume. Les plaisirs du cœur, moins
tumultueux, mais plus doux ou plus durables, peuvent seuls assurer notre
félicité. Tout ce qui n'a point touché notre âme,
ne nous laisse qu'un faible souvenir, qui même, loin de nous charmer,
souvent nous importune; croyez-vous qu'une vielle coquette, en ce retraçant
le plus brillants succès de la jeunesse, n' éprouve pas
plus des regrets que des plaisirs. Regrets d'autant plus amers qu'il faut
les dissimuler tandis que le souvenir d'une action vertueuse est à
jamais pour nous une source inépuisable de satisfaction!
A présent, ma chère amie, je vais tacher de répondre
aux objections que vous me faites sur mes principes d'Education; vous
ne pouvez concevoir comment il me fera possible de cultiver l' esprit
de mon élève, de former son coeur; en même temps de
lui donner tous les talents agréables; en effet, si vous supposer
que mon espérance soit de voir Adele à douze ans excellente
Musicienne, jouant de plusieurs instruments, sachent l' histoire, la géographie,
la mythologie, connaissant une partie des nos meilleurs ouvrages, &c.
si vous imaginez cela, vos réflexions sont parfaitement justes;
mais s' il était mon plan. je n' aurait fait qu'adopter celui qui
est généralement suivi, & dont le peu de succès
a si bien prouvé, jusqu' ici, qu' il en fallait chercher un autre.
Le principal défaut de tous les instituteurs, est, comme l'observe
Rousseau, de s' attacher moins à former leurs élèves,
qu 'a les faire briller; de leur donner, dans cette intention, des connaissances
que ne peuvent convenir à leur âge; enfin de surcharger leur
mémoire, non des choses solides, mais des mots qui n' ont pour
la plupart aucun sens pour eux. Adele, à douze ans, bien loin d'
être un prodige, paraître peut-être, à des certains
gens, infiniment moins instruite que beaucoup d' autres enfants de son
âge; le ne connaîtra pas un seul des Livres que toutes les
jeunes personnes savant par coeur; elle n' aura jamais lu les Fables de
la Fontaine, Télémaque, Les Lettres de Madame de Sévigné,
et les Théâtres de Corneille, de Racine, de Crébillon
& de Voltaire, &c. N'est-il pas absurde de mettre tous ces chef-d’œuvres
entre les mains d'un enfant qui n'y peut rien comprendre, & de le
priver par là du plaisir de les lire un jour avec sa raison, pour
le premier fois. Adele à douze ans, ne sera en état ni de
bien faire un extrait, ni d'écrire une jolie Lettre, ni m'aider
à faire les honneurs de ma maison. Elle aura peu des idées,
mais n'en aura pas une fausse; elle déchiffrera bien la musique,
jouera de plusieurs instruments, & dessinera d'une manière
surprenant pour son âge, son supercherie, et sans que son Maître,
en retouchant ses ouvrages, lui apprenne à mentir au lieu de lui
montrer à dessiner. Elle ne saura d'histoire, de mythologie, &
de géographie que ce qu 'elle en aura pu apprendre par nos tapisseries,
la conversation, & d'autres moyens encore dont je vous parlerai par
la suite; et je crois qu'a cet égard, elle sera plus instruite
que les enfants ne le sont communément. Elle aura beaucoup d'autres
connaissances qu'on ne lui découvrira qu'en vivant avec elle, &
celles qu 'elle n'aura acquises qu'en s'amusant. Pour que vous puissiez
vous en former in idée, il est nécessaire que j'entre dans
quelques détails qui pourront en même temps vous donner l'intelligence
de toute ma méthode. Tous les enfants, en général,
sont nées avec assez de mémoire pour retenir une prodigieuse
quantité de choses utiles, si jamais on ne leur apprenait de superflues,
& si toujours on fixait leur attention: je ne connais que deux moyens
pour arriver à ce but, de ne leur dire que ce qu'ils peuvent comprendre,
& de je ne jamais négliger un occasion de leur donner un genre
d'instruction à leur portée, quel qu'il soit. Par exemple,
il est si facile de rendre presque tous leurs jeux utiles! L' idée
des mes tapisseries ma donne celles de lanternes magiques historiques;
j'ai fait faire environ quatre ou cinq cents verres qui représentent
des sujets tires de l' histoire; nous avons la recréation de la
lanterne magique, quatre fois par semaine; je me charge de la montrer;
ce que je fais presque toujours en Anglais; je donne ainsi, sans qu'on
s'en doute, deux leçons a la fois; et comme les tableaux changent
souvent, je vous assure qu'Adele & Théodore se divertissent
infiniment davantage de ma lanterne magique, que les enfants qui ne voyant
jamais que M. le Soleil, Madame la Lune, l'Enfant Prodigue se ruinant
avec des filles, une Servante buvant le vin qu'elle a tiré, &
Le Mitron arrachant la queue du diable. J'ai substitué aussi a
l'amusement favori des enfants, celui de faire des châteaux de,
cartes, un jeu qui leur donne une idée de l' architecture, j'ai
fait faire en petit & en carton, deux maisons et deux palais qui se
démontent: tous les ornements possibles d'architecture s'y trouvent,
tous les pièces sont numérotées, & l'on a écrit
sur chacune le nom de l' objet qu' elles représentent: mon fils
a d' ailleurs plusieurs châteaux fortifiées: Adele même
s'en amuse quelquefois, ainsi que d'un petit vaisseau charmant, dont M.
D'Almane nous explique toutes les parties au moins un fois par semaine.
A la promenade, nos enfants ne s' exercent encore qu 'a sauter, a courir:
dans un an nous les accoutumerons, ainsi que Rousseau le conseille, a
mesure des yeux un espace quelconque, combien telle allée peut
avoir d' arbres, combien telle terrasse a de pots de fleurs &c. C'est
aussi la qu'ils apprendront ce que c'est qu'un pied, une toise, un arpent,
& qu'ils acquerront quelques notions d'agriculture; Mathurin, mon
jardinier, sera leur premier maître, il a même déjà
commencer ces leçons, il nous suit presque toujours dans nos promenades,
& nous apprend tous les jours quelque chose de nouveau; Adele &
Théodore ont chacun un petit jardin, & Mathurin veut bien les
former dans l'art de les cultiver. Des a présent, nous faisant
l'usage pour eux des jeux de nuit recommandés par Rousseau, afin,
en les accoutumant aux ténèbres & la obscurité,
de les préserver a jamais de ces noires idées qui ont tant
de pouvoir sur l'imagination. Adele & Théodore, comme tous
les enfants, aiment particulièrement a jouer a la Madame: ce jeu,
par me soins, est devenu un vrai cours de morale; j' invente les plans,
& vous imaginez bien que les petits sujets que je leur donne, ne pouvant
développer que les sentiments honnêtes & qu 'une bonne
action en forme toujours le dénouement. Les fils de Madame de Valmont
se mêle a ces jeux, & très souvent on m'y donne a moi-même
une rôle que le jeu, je vous assure, suffi bien qu'il m'est possible.
La poupée même d'Adele ne m'est pas inutile; Adele lui répète
les leçons qu'elle reçoit de moi-même j'ai toujours
une oreille attentive a ces dialogues; si Adele gronde injustement, je
me mêle dans la conversation, et je lui preuve qu'elle a tort: cet
amusement sert encore a la rendre adroite: si elle a besoin pour sa poupée
d'un tablier, d'un bonnet, d'un ajustement, Mademoiselle Victoire, une
de mes femmes, arrive avec les chiffons, & travaille avec Adele pour
la poupée; de même, si mon fils brise un chariot, un tambour,
&c. on lui donne du carton, les petits outils nécessaires,
& avec l'aide de Brunel, un laquais de M. d'Almane, dont vous connaissez,
l'adresse, il fait lui-même les chose qu'il désire; ce qui
le rend a la fois industrieux & patient. Ainsi, vous voyez que loin
de les appliquer, de les fatiguer par les leçons, je ne suis occupe
qu'a leur procurer des amusements & des joujoux; le mot étude
n'est presque jamais prononcé ; cependant il n'y a pas un instant
de la journée qui ne le soit profitable, & certainement il
n'existe point d'enfants plus parfaitement heureux. Adele commence à
lire la musique, je lui ai déjà pose les mains sur une petite
harpe: ces différentes études, avec celles de la lecture
& du dessin, lui prennent à peu près une heure &
demie de la journée, & ne se sont jamais de suite : j'ai une
méthode pour montrer à jouer des instruments à deux
parties, que l'expérience m'a démontrée être
la plus facile et la plus sûre. La perfection dans la harpe et le
clavecin consiste dans l'égalité des mains ; la gauche est
toujours inférieure, ce qui ne tient qu'à la manière
dont tous les maîtres enseignent ; avant de faire mettre un air
ensemble, il faudrait exercer les mains séparément pendant
un an, quand l'élève est dans la première enfance,
& pendant six mois pour une jeune personne ; il faudrait faire exécuter
à chaque main, tour à tour, tous les agrémens, les
roulades & les passages plus difficiles qui peuvent se rencontrer
dans les pièces, en ayant l'attention d'exercer toujours davantage
la main gauche, qui, en effet, est naturellement plus lourde & moins
forte que la droite ; cette première étude, si utile, ne
demande de la part de l'enfant, qu'un si léger degré d'attention
qu'elle ne peut la fatiguer ; au lieu que d'exiger d'elle qu'elle apprenne
à la fois a déchiffrer la musique, la position de la main,
le doigté, & à mettre ensemble un dessus & une basse,
est une chose aussi appliquante que difficile & ennuyeuse : d'ailleurs
Elle est arrêtée par chaque cadence, chaque agrément
; elle barbouille, rompe la mesure, se gâte l’oreille &
le goût, et prend bien justement en aversion une étude si
désagréable & si fatigante. Pas un maître n’adoptera
ma méthode parce qu’ils ne pourraient, en la suivant, produire,
au bout de cinq ou six mois, une écolière jouant de routine
plusieurs pièces, & qu’il faut convenir aussi, que la
plupart des parens feroient fort peu satisfaits de voir leur fille, pendant
un an, ne répéter que des passages ; mais après cet
exercice, fait apprendre des pièces à cette même enfant,
& en moins de trois mois elle surpassera celle qui apprend depuis
trois ans par la méthode ordinaire. Rien n’est plus absurde
aussi que d’enseigner les règles de l’accompagnement
à un enfant de dix ans ; cette étude est par elle-même
très abstraite et ne peut convenir qu’à quinze ou
seize ans. Toute instruction qu’on ne saurait acquérir à
une raisonnable qu’avec une grande application, n’est pas
faite pour l’enfance, c’est une vérité si frappante
qu’il serait superflu de chercher l’établir par des
raisonnemens, & cependant dans toutes les Educations ou la perd continuellement
de vue : tous le malheureux enfans ne sont ils pas accablés, dès
l’âge de six ans, de leçons de grammaire, de géométrie,
d’astronomie ? &c. On prend bien de la peine pour leur enseigner
ce qu’ils ne peuvent comprendre, & l’on ne parvient qu’à
détruire leur santé, & leur donner un invincible dégoût
pour l’étude. Peut-on rien voir de plus triste, & en
même temps de plus ridicule, qu’un enfant gravement assis
devant un bureau, obligé de résoudre un problème,
ou d’expliquer le système du monde ?… Dans ce cas,
tout ce qu’on peut désirer de mieux pour lui, c’est
l’effet opposé au but que l’instituteur se propose
; c’est à dire, qu’il ne reste à ce pauvre enfant,
de toutes ses occupations, que de l’ignorance & de l’ennui
: car s’il comprenoit ce qu’on lui fait dire, il en mourroit
; sa faible constitution ne pourroit résister à une telle
application, & ce développement prématuré le
conduiroit bientôt au tombeau.
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