Lettre IX

Réponse de la Baronne

Vos réflexions sur l' aventure du chevalier, sont très-justes; ce n' est pas la première de ce genre dont j' aie entendu parler, & comme vous les dites, les femmes qui se permettent de déchirer la réputation des hommes, & qui les accusent de manquer de courage, ou de délicatesse au jeu, méritent bien le peu d' égards qu' elles en obtiennent.

Vous voulez donc, ma chère amie, que je vous donne une idée générale de mon plan d' éducation. Mon premier principe est qu' il faut employer tous les soins à préserver son élève d' un défaut commun presque à toutes les femmes, et qui en entraîne tant d'autres; la coquetterie. Vous dites, ma chère amie, que avez été coquette, & c' est un prétention fort mal-fondée; les personnes avec lesquelles vous avez vécu, le mauvais exemple, la mode, ont pour vous en donner l' apparence, mais ne l' étiez que par caprice & par accès, & point pas caractère, puisque vous avez conservé un esprit juste et un bon coeur. Ce vice odieux rétrécit l' esprit, le rend susceptible de misères le plus ridicules, il éteint la sensibilité & conduit aux plus affreux égarements. Une coquette n'a ni principes, ni vertus; elle se fait un jeu cruel d' inspirer des sentiments qu 'elle est décidée à ne partager jamais; troubler l' union fortunée de deux cœurs tendres & paisibles, n'est qu'une de ses moins coupables fantaisies; livrée tour-à-tour au dépit, à la jalousie la plus basse, elle veut tout subjuguer,, & sacrifice sans remords à cette prétention absurde les bienfaisances & l' honnêteté. Cette passion factice, produite par la dessèchement du coeur & le dérèglement de l' imagination, quand elle est poussé au dernier excès, n'a point de frein qui puisse l'arrêter. Avec de l' adresse on conduira toujours une coquette au-delà des bornes qu 'elle s'est prescrites; elle ne s'agit que de piquer, d'irriter son orgueil, & d'être à la mode; froide et stérile victoire qui ne vaut pas les soins qu'elle coûte! Il y a des vices pour lesquels il faut inspirer de l'horreur, il y en a d'autres sur lesquels il ne faut que jeter du ridicule, c'est le moyen le plus certain de préserver de ceux que la corruption générale & l'usage ont rendu communs. La coquetterie est de ce nombre; persuadez à votre élève qu'on s'amuse d'une coquette, et qu'on s'en moque, qu'on la méprise en la louant, et vous aurez tout gagné. Qu'elle ne soit point éblouie des succès apparents du rôle, & elle sentira facilement combien il est odieux. Surtout empêchez-la de croire que le premier de tous les avantages est d'être belle; gardez-vous bien d'établir cette vérité pas des maximes qui ne l'ennuieraient sans la convaincre, mais ne vanter jamais avec chaleur devant elle que les charmes de l'esprit, & du caractère, et vous la rendrez honnête par système & par penchant. L'éducation des hommes & celle des femmes a cette ressemblance, qu'il est essentiel de tourner leur vanité sur des objets solides, mais elle diffère d'ailleurs sur presque tous les autres points; on doit éviter avec soin d'enflammer l'imagination des femmes & d'exalter leurs têtes, elles sont nées pour une vie monotonie & dépendante. Il leur faut de la raison, de la douceur, de la sensibilité, les ressourcées contre le désœuvrement & l'ennui, des goûts modérés & point de passions. Le génie est pour elles un don inutile & dangereux; il les sort de leur état, ou ne peut servir qu'a leur en faire connaître les désagréments. L'amour les égare, l'ambition ne les conduit qu'à l'intrigue. Le goût de science; les singularise, les arraches à la simplicité de leurs devoirs domestiques, et à la société dont elles sont l'ornement. Faites pour conduire un maison, pour élever des enfants, pour dépendre d'un maître qui demandera tour-à-tour des conseils & de l'obéissance, il faut donc qu'elles aillent de l'ordre, de la patience, de la prudence, un esprit juste et sain, qu'elle ne soient étrangères à aucun genre de connaissances, afin qu'elles puissent se mêler avec agrément à toute espèce de conversation, qu'elles possèdent tous les talents agréable, qu'elles ayant du goût pour la lecture, qu'elles réfléchissent sans disserter, & sachent aimer sans emportement.

Rousseau veut qu'on ne corrige pas l'esprit de ruse naturel aux femmes, parce qu'elles auront besoin pour captiver les hommes dont elles dépendent. On ne pourroit dire autant de beaucoup d'autres défauts par exemple la dissimulation si odieuse par elles-même, & si nécessaire quelquefois; le mensonge même n'a-t-il pas souvent son utilité? Mais pour une occasion où le vice pourrait servir,dans combien d'autres est-il nuisible! il n'a du sur que l'usage constant de la vertu. D'ailleurs, les vices produits par les passions ne doivent pas inspirer autant de mépris que ceux auxquels nous nous livrons volontairement par une basse combinaison sur nos intérêts personnels; & ces derniers prouvent trop la corruption de l'esprit & l'avilissement de l'âme pour qu'on les puisse excuser. Enfin, une femme artificieuse saura gouverner un mari foible & borné, dont elle auroit même pu sans ce défaut, obtenir la confiance d'une manière plus solide; mais jamais elle ne jouira de l'attachement & de l'estime d'un homme de mérite.

Vous me demandez la description de mon château, je suis sure qu'en vous le faisant, je vais m'exposer à toutes vos moqueries, mais n'importe, vous le voulez, il faut vous satisfaire. Montagne dit: Comme les pas que nous employons à nous promener dans une galerie, quoiqu'il y en ait trois fois autant, nous ne lassent pas comme ceux que nous mettons à quelque chemin désigné; aussi notre leçon se passant comme par rencontre, sans obligation de temps & de lieu, & mêlant a toutes nos actions, se coulera sans se faire sentir ____&c. Souvenez-vous de se passage en lisant ma description.

Nous habitons le rez-de-chaussée; on entre d'abord dans un vestibule qui conduit à une salle à manger éclairée par le plafond, & dont les peintures à fresque représentant les métamorphoses d'Ovidé; après cette pièce, on trouve un très beau salon de forme carrée donnant sur le jardin; ce salon à pour tapisserie la Chronologie de l'Histoire Romaine peinte à l'huile sur les grandes toiles montées sur des châsses; on y vois d'abord les médaillons de sept Rois de Rome, ensuite les plus grandes hommes qui ayant illustré la République, & tous les empereurs jusqu'à Constantin. Le côté qui fait face à celui-ci, contient les Dames Romaines les plus célébrées du temps des Rois & de la République, Lucrèce, Clélie, Cornélie, Porcie, &c. & tous les Impératrices jusqu'à Constantin. Les deux autres façades du salon représentent quelques traits choisis de l'Histoire Romaine. Le fond de la tapisserie est peint en bleu, les les médaillons le sont en grisaille imitant le bas-relief; ce qui produit à la vue l'effet le plus agréable; on ne voit de chaque figure que le profil; presque tous ont la ressemblance de l'Empereur ou l'Impératrice qu'ils représentent, car ils ont été dessinées d'après les médailles qui nous restent d'eux; autour de chaque profil est écrit en grosses lettres le nom du personnage & l'année dans laquelle il mourut. Vous conviendrez que cette tapisserie est plus instructive que le damas, et j'ajouterai avec vérité qu'elle est cent fois plus agréable, qu'elle ne coûte pas plus cher, et qu'elle durera éternellement, les dessus-de-portes représentant aussi des sujets tirées de l'Histoire Romaine. A droit et à gauche de ce salon se trouvèrent deux ailes qui forment l'appartement de M. d'Almane & le mien; j'occupe le droit; en sortant de ce salon, on entre dans une longue galerie dont la tapisserie, peinte comme celle de la pièce précédente, représente, toujours suivant l'ordre chronologique, les plus grandes hommes de l'Histoire des Grecs, & quelques traits choisis de la même Histoire; au bout de cette galeries se trouve ma chambre à coucher; une partie de l'Histoire Sainte y est peinte de la même manière. La chambre de ma fille est à côté de la mienne, elle est tapissée d'un papier bleu Anglois, orné de cent vingt petits tableaux peints à la Gouache, qui représentent des sujets tirées de l'Histoire de France; ces tableaux peuvent se décrocher, & j'ai moi-même écrit, derrière, l'explication de ce qu'ils contiennent; j'ai outre tout cela, des bains & un cabinet d'étude , dont une moitié en bibliothèque contient à peu près quatre cents volumes, & l'autre, occupée par des armoires, offre quelques minéraux, quelques madrépore, & une très jolie collection de coquilles. Ce cabinet donne sur un petit jardin des plantes usuelles classées avec ordre, ayant toutes leurs étiquettes, & dont j'ai seule la clef: l'appartement de M. d'Almane est absolument distribué comme le mien, ainsi ne vous parlerai que de ses tapisseries; celle de sa galerie représentent tous les Rois est toutes les Reines de France, & plusieurs grandes hommes. Chaque Ministre auquel La France a dû quelques années de gloire, & surtout de bonheur, est placé dans le médaillon de son Roi; cette association honore également l'un & l'autre: Henri IV en parôit plus grand, quand il est a côté de Sully, car le mérite d'avoir su choisir un tel Ministre, suffirait seul pour immortalisé un Prince. La chambre de M. d'Almane & celle de mon fils, sont décorées & remplies par différans objets relatifs à l'art militaire, des desseins de fortifications, des plans en reliefs, &c. Un cabinet contenant des livres, des globes, des sphères, est la denier pièce de cet appartement. Quand nous voulons faire parcourir à nos enfans tous ces tableaux historiques, suivant un ordre chronologique, nous partons de ma chambre à coucher qui représente l'Histoire Sainte (la première de toutes, puisqu'elle commence à la création du monde); de-là nous entrons dans ma galerie, ou nous trouverons l'histoire ancienne; nous arrivons dans le salon qui contient l'Histoire Romaine, & nous finissons par la galerie de M. d'Almane ou vous avez vu l'Histoire de France. A l'égard de la mythologie, nous la trouvons dans la salle à manger, & il fait ordinairement le sujet de la conversation pendant tout le diner. L'étage au dessus de celui-ci consiste en cinq ou six petits appartements à donner, & au dernier étage sont logés la plupart de nos gens. Les murs de l'escalier qui conduit à tout cela, sont entièrement recouverts des grandes cartes de géographie, ainsi que deux de corridors, ce qui forme un atlas complet; nous supposons le midi au rez-de-chaussée, & le nord du dernier étage, et nous avons pose les cartes en conséquence; petite attention que ne peut que mieux placer dans la tête des enfants l'idée des positions. Tous les meubles de ma maison sont en toile, toutes les sculptures simples & en blanc de doreur, les lambris de l'escalier & le corridor du premier étage sont revêtus en marbre blanc, & lavés tous les jours ainsi que les marches de l'escalier, & toutes les cheminées du vestibule ces mots sont écrits «True happiness is of a retired nature, and an enemy to pomp and noise.» Outre toutes les tapisseries historiques dont je viens de vous parler, j'ai encore dans une garde-meuble six grands paravents peints aussi, & qui donnent un idée de la chronologies des histoires d'Angleterre, d'Espagne, de Portugal, d'Allemagne, de Malthe & des Turcs.

J'ai d'ailleurs un très-grande provision de petits ecrans de main, tous geographiques, des cartes anciennes & modernes, et sur le revers desquels j'ai fait ecrire en Anglois ou en Italien, une clare et courte description historiques des pays répresentés sur la carte. A l’égard des jardins, ils sont aussi de la plus grande simplicité; nous avons conserve un petit bois & deux grandes allées de marronniers, qui formant un majestueux ombrage a cent pas du château; & d'ailleurs toutes les charmilles on été arrachées entre autre un labyrinthe qui faisait depuis trente ans l'admiration de la province ; de grands tapis de gazon, et les jeunes plantations d'arbres étrangers, n'obtiennent pas autant d'éloges de nos voisins, mais offrent des promenades infiniment plus agréables. Vous m'avez souvent entendu critiquer les montagnes dans les jardins, je les trouve toujours fort désagréable à la vue quand elles ne sont pas importantes par la prodigieuse élévation qui peut seul leur donner cette majesté qui frappe l'imagination ; cependant j'en ai trois petites dans mon parc, non pour le plaisir de mes yeux, mais pour les faire gravir à mes enfants, car cette espèce d'exercice les amuse, les fortifie, & est excellent pour eux.

Je ne vous ai point parlé de mes voisons : je ne suis liée particulierment qu'avec Madame La Comtesse de Valmont qui demeure à deux lieues d'ici elle n'a qu'un fils âgé de douze ans, qu'elle aime avec une tendresse, qui dès le premier moment m'a prévenue en sa faveur ; elle est d'ailleurs belle & jeune encore, et elle a dans son maintien & dans sa manière de s'exprimer, une noblesse et a même temps une simplicité & une négligence qui donnent à ses moindres actions de la grâce et de l'intérêt. Elle a de l'esprit et de l'instruction ; elle parle peu, non par timidité, mais par l'indolence ; et elle n'a jamais le desir de briller ou de fixer l'attention. Elle est sœur de Madame d'Olfy, qui vous avez sûrement rencontré dans le monde, & qui donnait tant des bals il y a dix ans ; elle a encore une autre sœur religieuse. Son pere, M. D'Aimery, est un savant, à ce qui dit M. d'Almane. Depuis le mort d'un fils unique qu'il adorait, il est retiré dans cette province ; il loge chez Madame Valmont, celle de ses filles qu'il aime le mieux ; il est fort triste et fort distrait, mais sa conversation toujours sérieuse, est souvent instructive & quelques fois très agréable. M de Valmont n'a ni l'esprit & les graces de sa femme, ni le merite de son beau-pere ; il joue parfaitment au battoir, au billiard & au volont ; il tire supérieurement, & aime la chasse aven passion ; il a une gaieté un peu bruyante, mais il a un visage si épanoui & si frais & auquel le rire va si bien, il a l'air si content de tout, il a tant de franchise, de naturel & be bonhommie, qu'il est impossible de le trouver importun, et de n'avoir pas pour lui de la bienveillance. Mais je m'appercois, ma chere amie, trop tard pour vous peut-être, qu je viens d'ecrire un volume. Adieu, si vous ne me faites pas un résponse de quatre pages au moins, jen'oferai plus vous envoyer des lettres aussi demesurément longues ; & surtout point de ce petit papier que vous aimez tant : gardez-le pour vos amies de Paris ; pour moi, je suis fort mécontente quant reconnais votre écritoire sur ces jolies petites enveloppes toute faites, dont votre écritoire est remplie.

Je vous prie de me parler un peu de Madame d'Ostalis ; mandez-moi si vous le voyez souvent, et si mon absence ne lui fait pas négliger ses talents.